Waldemar George

Eloge d’un voyant, 1969

 Pas plus que Georges Rouault, le gigantesque Rouault des saintes faces romano- byzantines et des christs errant dans les faubourgs des villes tentaculaires, Goya, le peintre hanté de cet enfer qu'est la Quinta del Sordo, ne peut livrer la clef de l'art visionnaire d'Isaac Celnikier.

Né à Varsovie, enfermé à seize ans, et déporté à Auschwitz, puis délivré par les Alliés, Celnikier entreprend ses études artistiques en Pologne et les poursuit en Tchécoslovaquie, où son maître est Filla, le peintre cubiste des années héroïques, compagnon de route de Georges Braque. Il fait de nombreux voyages en Israël et s'installe à Paris. Fait-il partie de l'école parisienne, de l'école polonaise ou de la jeune école israélienne? Il ne peut être classé que très malaisément. Il revendique en effet l'héritage de l'art européen, envisagé dans sa totalité. Ses œuvres majeures sont : le Ghetto, première version, 215 (h.) X 240 (L.); deuxième version, 220 (h.) X 394 (L.) et Prague, 230 (h.) X 195 (L.). Dans le Ghetto qui est son Guernica, encore que l'esprit en soit différent, il s'écarte de la voie réaliste et élève le débat.

Son massacre des innocents n'est pas un document humain qui évoque le calvaire d'un peuple voué à la mort. Ce n'est ni un appel, ni un cri de détresse, ni même une danse macabre. C'est une métaphore traduite en termes d'art.

Celnikier ne se contente pas de dénoncer un crime. Ce grand artiste refuse de se plier aux exigences de l'actualité. Comme le maître du Songe de Constantin, Piero della Francesca, il crée une image épique et légendaire.
Ses formes irrationnelles ou suprarationnelles, ses spectres et ses fantômes qui sont des rythmes de plans et de volumes, ses séraphins ailés, ses anges noirs émergent d'un espace idéal ou céleste.

Un drame sans précédent dans l'histoire du monde est traité avec sérénité. Le clair-obscur exprime seul son essence et la rend perceptible. Ce mouvement de vagues d'ombre et de vagues de lumière en constitue la trame poétique, plastique et musicale.

Le Ghetto qui est le point de mire d'une des galeries publiques israéliennes, le Musée du Martyrologue, n'a été vu en France que par de rares personnes.

C'est une page, dont la vie intérieure révèle un peintre qui domine son époque. L'horreur de la situation est, elle-même, dépassée. Un constructeur de lignes et de couleurs l'a haussée au symbole des pietàs au Moyen Âge tardif, telle la pietà de l'école d'Avignon. Elles en ont, à la fois, la tension et la concentration, l'intensité et l'accent dramatique.

Prague est-il le second volet du Ghetto ? Hiroshima était un génocide.

Budapest a été un carnage. Prague est un viol : viol commis sur la personne d'une nation libre qui refuse de se rendre et d'être domestiquée. Celnikier qui parle par paraboles retrace son sacrifice. Sa méthode dialectique n'est pas celle qu'il applique lorsqu'il peint le Ghetto. Il fragmente les données de sa toile : données formelles et données thématiques.

Des figures isolées incarnent la résistance ou le désespoir. D'autres figures sont des allégories de la puissance de proie. L'harmonie générale du tableau, cette harmonie sobre, grave, mais sonore, scelle l'unité de la composition. Mais Prague n'est pas l'œuvre d'un artiste engagé qui rédige un réquisitoire. 
Prague est un chant funèbre.

Isaac Celnikier a peint des nus et des portraits. L'un de ses nus qui remonte à douze ans est une forme dense et volumétrique, comme l'étaient les formes de Picasso contemporaines de sa propre effigie faite en 1906.

Les portraits d'Isaac Celnikier sont des miroirs ardents. Le peintre brouille les traits des visages, mais dévoile les regards qui sont des astres de vie. Ses maternités sanctifiées par l'amour sont des vierges à l'enfant d'une structure sculpturale, d'un dessin lapidaire.

Restent les paysages. Un seul se réfère à Paris. Il dérive des ouvrages de vieillesse de Cézanne, ces cadences de valeurs chromatiques qui n'ont plus de contours et qui justifient le mot de l'Aixois : « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » Les autres tableaux de la nature sont des sites inspirés d'Israël, cette terre promise qui est une terre brûlée.

Celnikier qui va au fond des choses rend leur côté aride. Ses traînées de matière picturale mettent au jour la configuration et la géologie des paysages classiques et chargés d'histoire comme ceux du Latium et comme ceux de la Grèce.

Cet initié qu'est le peintre du Ghetto contemple le pays des prophètes, ses ancêtres, avec les yeux de l'âme. Il en donne une version dépouillée et austère. S'il perçoit sa splendeur, il paraît plus sensible au caractère  grandiose et architectural de ce que fut le théâtre de la Bible.

Je demande aux visiteurs de l'exposition de la Galerie Granoff de se recueillir devant certains tableaux et, notamment, devant l'apocalypse de Prague. En effet, Isaac Celnikier n'est pas un artiste semblable aux autres artistes. Son œuvre est un acte de foi. Elle représente pour ceux qui défendent la peinture et sa pérennité un immense espoir. 

Waldemar-George, né Jerzy Jarocinski en 1893 à Łódź et mort à Paris en 1970, était un critique d'art et essayiste français d'origine polonaise. Après avoir été naturalisé français en 1914, il est devenu une figure centrale des cercles artistiques parisiens, écrivant sur des artistes comme Marc Chagall et contribuant à la théorie du néo-humanisme. Il a dirigé les revues "L'Amour de l'art" et "Formes", et fut l'éditeur scientifique de l'Encyclopédie de l'art international contemporain.