Pierre Restany

La vérité est la vertu de la grandeur, 1987

Tous ceux qui ont eu l'occasion de rencontrer Isaac Celnikier sont unanimes sur un point : le personnage ne fait qu'un avec l'œuvre, il semble être sorti de la foule des personnages qui envahissent les grandes compositions.

Rarement un artiste ne se sera identifié de façon plus viscérale et ardente à l'acte de peindre. Car la peinture pour Celnikier est avant tout un témoignage, un acte charnel de la mémoire.

La facture de Celnikier a atteint d'emblée l'extraordinaire maîtrise de la grande peinture, ce clair-obscur à la fois serein et poignant, distancié et pathétique que l'on retrouve chez le Greco comme chez Goya, deux peintres qui dans le cas présent font référence.

Car la peinture de Celnikier, avec la richesse de ses pâtes, la stridence bariolée de ses couleurs, le jeu rigoureux de la lumière, offre toutes les plus fascinantes dimensions de la grande peinture. Peindre de la sorte aujourd'hui tient à la fois de la gageure et du miracle de la virtuosité. C'est aux plus prestigieux des registres picturaux que l'artiste emprunte les accents de la cause la plus noble : la persistance de la mémoire tout au long d'une expérience de vie. Expérience de vie, expérience de mort.

Né à Varsovie, réfugié à 16 ans dans le ghetto de Bialystok et déporté à Auschwitz, puis délivré par les alliés, Celnikier se retrouve en 1945 à la croisée des chemins.
Pour éviter un second internement, cette fois-ci dans les camps soviétiques, il s'évade de Sumperk en Moravie et se réfugie à Prague où il entreprend des études d'art. C'est à ce moment qu'il peint la première de ses œuvres maîtresses Le juif à l'étoile, figure doublement emblématique de sa condition d'homme et de juif. En 1952, il retourne en Pologne où il mènera jusqu'en 1957 une carrière artistique très active, à la fois comme peintre théoricien et organisateur d'expositions.
Il participe de façon déterminante au mouvement dissident "Arsenal " dont il est cofondateur.

En 1955, il exécute sa seconde œuvre maîtresse Le Ghetto (première version).

Nommé en 1956 au Conseil d'Etat de la Culture, il abandonne la Pologne en 1957 pour se fixer définitivement à Paris.

En 1958, il entreprend la toile Ghetto à l'ange, œuvre majeure et l'un de ses plus purs chefs-d’œuvre qui se trouve aujourd'hui à Yad Vashem, le musée de l'holocauste à Jérusalem.

Cette courte note biographique se passe de commentaires. 
Celui qui a été le témoin d'une injustice humaine sans précédent où l'horreur voisine avec l'aberration sera à jamais marqué par la sourde violence du rejet de l'innommable. Nommer l'innommable, seul le peintre peut le faire dans la solitude de sa liberté. 
La condition de Celnikier est celle d'un homme libre et seul qui assume l'intégrité et la permanence de sa mémoire.

L'œuvre de l'artiste suit ce rythme exigeant. Les jalons en sont clairs, lumineux, définitifs. Après le Ghetto, Prague, Kippour 1973, et à partir de 1979, les grandes compositions à l'huile : Kaddish, Judith, Révolte, Otages, Cendres, Massada... Ces tableaux constituent le corps magistral du grand œuvre de Celnikier, le message.

On a souvent comparé le Ghetto à Guernica et cela pour d'évidentes résonnances historiques et affectives. A vrai dire et bien que les sujets qui jalonnent cette voie royale soient extrêmement typés et brossés avec une touche analytique impitoyable, l'artiste s'écarte de la voie réaliste et élève superbement le débat.

C'est alors, et je pense singulièrement à Kaddish, à Judith ou à Massada, que la vision critique de Goya se teinte des reflets spirituels du Greco.

Telle est la qualité spécifique du clair-obscur qui anime la surface de ces toiles convulsées et souffrantes. La référence omniprésente à l'holocauste, à ce drame sans précédent dans l'histoire, s'exprime à deux niveaux : dans le mouvement crispé de la composition qui en est la traduction immédiate et aussi de façon plus allusive dans le jeu discret de la lumière qui en exprime presque imperceptiblement l'essence.

C'est à ce double décodage que nous invite la grande peinture de Celnikier. L'opération visuelle débouche sur la méditation mentale, le plaisir esthétique sur la mémoire de la douleur.

C'est ce savant dosage qui rend l'approche de cette peinture humainement supportable. C'est le talent pictural qui rétablit la permanence de l'homme au sein du gouffre infernal.

Dans une préface qu'il avait consacrée à une exposition parisienne de Celnikier en 1969, l'historien d'art Waldemar George écrivait quelques phrases bouleversantes : « Je demande aux visiteurs de l'exposition de la Galerie Granoff de se recueillir devant certains tableaux et, notamment, devant l'apocalypse de Prague. En effet, Isaac Celnikier n'est pas un artiste semblable aux autres artistes. Son œuvre est un acte de foi. Elle représente pour ceux qui défendent la peinture et sa pérennité un immense espoir. »

En effet, Isaac Celnikier n'est pas un artiste comme les autres. Ces œuvres majeures font désormais partie du patrimoine de l'humanité. Le témoin aura rempli son rôle.

Il n'y a plus rien à dire à ce sujet si ce n'est d'émettre le vœu qu'il soit donné à l'artiste suffisamment de force, de santé et d'énergie pour accomplir quelques étapes supplémentaires sur la voie de destin, déjà marquée par de superbes jalons. Mais rien ne peut être définitif dans l'existence d'un peintre qui se veut totalement peintre parce qu'il ne peut être que peintre.

Celnikier est un stupéfiant graveur et dessinateur qui a su assumer avec une éblouissante précision, dans la fraîcheur du trait, les chroniques quotidiennes de la vie à Auschwitz. Ses gravures sur l'holocauste constituent un journal documentaire unique et sans précédent.

Le peintre Celnikier n'est pas seulement un grand mythologue de l'histoire. Face à sa vision cosmique et l'événement, il assume en parallèle un regard perçant sur l'espace ambiant. Ce sont les paysages de Jérusalem ou du Midi de la France, ce sont aussi les extraordinaires portraits de femmes au moyen desquels il traduit son attachement sensuel à la vie.

Contrairement à ce que mon analyse pourrait peut-être laisser croire au lecteur, je ne fais aucunement la différence entre sujets " majeurs" et "mineurs" dans l'œuvre de Celnikier. Ses autoportraits ou ses portraits de femmes constituent l'ouverture profonde de l'artiste au monde. Ils témoignent de la spontanéité et de la générosité de son instinct vital. Celnikier ne serait pas ce qu'il est s'il n'était pas amoureux de ses modèles, s'il n'avouait pas de façon simple et sublime la tentation de la chair.

Ainsi, par le relais des sens et de l'amour, la vie pénètre la substance même de l'œuvre et se réincarne dans la sérénité de l'espoir. Et sans doute la vraie grandeur de Celnikier réside dans ce cri d'humanité profonde. Parce qu'il sait être homme, profondément et simplement, le témoin Celnikier, lorsqu'il est tourmenté par le frisson de la mémoire, devient entièrement prophète.

Oui, Celnikier n'est pas un peintre comme les autres. Ce peintre du drame et de l'horreur a su maintenir la mesure de l'homme au fond du désespoir. Et c'est pour cela qu'au-delà de l'indignation et de ces inévitables anecdotes, l'holocauste a trouvé en Celnikier le plus lucide et le plus positif des témoins : un humaniste de l'espoir.

Devant une toile comme Kaddish on ne peut s'empêcher de reprendre à rebours la prière des morts et de la scander comme un chant d'éternel espoir.

Voilà l'humaine beauté du témoignage de l'Holocauste, la mémoire dans un tel cas se laisse prendre au piège de la peinture.

La vérité est la vertu de la grandeur. 

Pierre Restany, né en 1930 et décédé en 2003, était un critique d'art français influent et fondateur du mouvement du Nouveau Réalisme en 1960. Il a largement contribué à la reconnaissance d'artistes comme Yves Klein et a joué un rôle clé dans l'organisation d'expositions marquantes. Restany a aussi exploré le rapport entre l'art et la société industrielle, publiant des ouvrages significatifs sur l'art contemporain et la notion d'« objet-plus ». Sa contribution à l'art post-guerre en France a été si significative qu'Andy Warhol l'a décrit comme « un mythe ».