Max Gallo

Ce que j'ai vu de l'œuvre d'Isaac Celnikier, ce que je sais de son travail, ce que dit sa biographie brûlée tout au long de sa jeunesse dans l'horreur des camps, rend ma phrase hésitante.

Un sentiment d'impuissance m'habite. Comment parler de l'humanité tragique d'une telle création, si forte, si inoubliable des lors qu'on l'a côtoyée? Comment évoquer les corps entremêlés dans ces grilles de traits qui sont comme autant de blessures, de cicatrices, de coups, de membres décharnés? Et surtout comment dire ces visages où les yeux, cercles noirs où brille encore - mais pour combien de temps ?- la flamme de la vie, ont le regard insoutenable d'hommes et de femmes qui questionnent : pourquoi cet enfer ? Pourquoi avoir laissé cela se produire, vous qui voyez, vous qui contemplez, pourquoi sommes nous enfermés dans notre souffrance, dans cet univers grillagé, dans cette noirceur, qui nous a fait victimes et comment avez vous accepté cela ?

 Si une œuvre vaut parce qu'elle vous tire à elle, vous sort de votre condition pour vous impliquer dans ce qu'elle montre et exprime, alors l'œuvre d'Isaac Celnikier est l'une des plus puissantes qu'il soit donné de voir.

Elle nous transporte dans une réalité inacceptable recréée.

Non pas qu'elle raconte, littéralement, ce que Isaac Celnikier a vu et vécu. Bien sûr elle témoigne. Mais elle n'est en rien anecdotique. Elle recrée ce qui ne peut être saisi que par l'œuvre d'art, c'est-à-dire ce qui a été vécu et ce qui en principe - dans le temps réel - se dissipe, se dissout avec le temps qui passe et les vies qui disparaissent, c'est-à-dire la relation que les hommes et les femmes entretenaient avec leur corps, entre eux, avec leur mémoire et leurs rêves, avec l'angoisse, avec la mort et aussi avec l'espoir. Elle montre - puisqu'il s'agit d'une œuvre picturale ce qui ne se voit pas : à savoir l'âme - quel autre mot employer ? - c'est-à-dire les pensées, ces questions qui devaient être obsessionnelles quand celui qui subissait l'horreur avait encore la force de s'interroger. Qu'est que cela signifie pour l'humanité que Qu'est cet enfer sur terre ? Ces bourreaux dont on ne voit que ce qu'ils ont fait des corps et des visages sont-ils des hommes «Si c'est un homme...,, écrit Primo Lévi», lui aussi survivant et créateur. Isaac Celnikier, avec sa peinture et sa gravure, pose la même question que l'écrivain italien. Et il réussit à nous restituer cet indicible, à faire surgir ce qui a disparu, la souffrance et la peur, ces foules où l'individu n'est plus qu'une ombre, où la personne n'est plus rien et a nous rappeler que dans ces amas, dans cet amoncellement de zébrures noires, il y a des destins, des vies, des visages, des yeux donc des douleurs - à chaque fois uniques -.

C'est dans cette relation entre personne dissoute dans la masse (ce magma) et l'apparition - au sens Mystique aussi - de cette unité à nulle autre pareille qu'est une vie, que s'affirme la singularité de l'œuvre d'Isaac Celnikier. Et par ce fait elle dit l'essentiel : à la fois tentative maléfique des bourreaux qui - veulent réduire à des choses hommes et femmes, transformer les corps en matière et d'autre part la résistance de la personne à cette négation de l'humanité.

Parce que l'œuvre d'Isaac Celnikier existe, qu'elle dit ce combat jamais achevé, l'humanité l'emporte. Une fois de plus, l'âme s'arrache à la matière, la personne à l'obscurité.

Mais rien bien sûr n'est gagné, La détresse est là qui peut à tout instant envelopper la vie, l'étouffer. Tout est fragile. Chaque jour peut être - est - un jour de sélection. Isaac Celnikier nous le rappelle. Et même quand il peint des portraits de femmes (Anne ou Judith, par exemple) la pâte même du tableau exprime la gravité, l'inquiétude de celui qui sait. Ce n'est pas qu'un effet de mémoire mais bien une question philosophique qui revient, angoissante, lourde de ce qui s'est réellement passé, de ce que Isaac Celnikier a vécu, que nous n'avons pas subi mais que par lui, nous vivons. Isaac Celnikier entre ainsi dans le panthéon des œuvres inoubliables - me viennent des noms que je cite timidement, mais ils sont là et donc pourquoi ne pas les dire, sans qu'ils indiquent une quelconque filiation picturale - celles de Breughel et de Goya, celles de Caravage et de Kokoschka. Isaac Celnikier a réussi à transmuter l'historicité d'une expérience personnelle précise - et présente dans chacune de ses œuvres - à laquelle il est scrupuleusement fidèle, en une éternité de la souffrance, et en un questionnement ininterrompu sur le sens de la vie, donc sur la présence en nous, du Bien et du Mal. 

Exposition au Musée Fabre de Montpellier, 1993

Max Gallo, né en 1932, était un historien, écrivain et homme politique français renommé pour ses contributions significatives à la littérature, notamment à travers ses romans historiques et biographies. Avec plus d'une centaine d'ouvrages à son actif, Gallo a excellé dans la création de "romans-histoire" qui ont profondément enrichi la compréhension de moments clés et de figures emblématiques de l'histoire. Membre de l'Académie française, son œuvre littéraire reflète un engagement profond envers l'exploration et la narration de l'histoire à travers un prisme artistique.