Laurence Sigal

Attribution du prix Mémoire de la Shoah, 1993

La vie d’Isaac Celnikier traverse des villes dont les noms résonnent aujourd’hui autant parce qu’elles étaient des hauts lieux du monde juif que parce qu’elles devinrent des pièges, des gouffres qui avalèrent leurs habitants : Varsovie... Bialystok, combien de fois éprouvée par les pogroms russes avant que son ghetto ne soit effacé par les nazis. Isaac Celnikier est né à Varsovie en 1923. Orphelin de père, il est confié à la maison d’enfants de Janusz Korczak où il demeurera quatre ans. Il citera d’ailleurs le sacrifice de Korczak à plusieurs reprises dans son œuvre gravée. A l’invasion de la Pologne, il s’enfuit avec sa mère et sa sœur vers Bialystok où les réfugiés juifs affluent et où s’est constitué un collectif de 120 artistes juifs; il liera connaissance avec certains d’entre eux. Il est déporté en 1943. Alors commence le périple abominable de camp en camp : il faut égrener les noms de Stuthoff, Birkenau, Buna, Sachsenhausen, Flossenburg, ces noms que certains résument commodément par Auschwitz mais qui furent autant d’étapes dans l’horreur, sans fond.

A sa libération des camps, Isaac Celnikier se rendit à Bialystok, se retourna derrière lui pour voir ce qui avait survécu et rendre un hommage à ceux qui avaient été massacrés. Mais il n’y avait plus guère de vie possible sur ces terres, que le silence.

Sa route le mène à Prague où il acquiert sa formation auprès d’Emil Filla, le chef de file du cubisme tchèque entre les deux guerres. En 1952, il retourne à Varsovie; il sera l’un des fondateurs du mouvement des artistes dissidents Arsenal. Il découvrira que, dans la Pologne d’après-guerre, il est dissident à deux titres, comme artiste et comme Juif, et part définitivement pour Paris en 1957.

Malgré sa formation, les sources de sa peinture remontent davantage à la matière des expressionnistes. A Paris, il découvre ébloui Soutine, qui pour lui incarne l’artiste juif par excellence. Mais il ne cache pas que l’accompagnateur, celui qu’il poursuit sans cesse dans ses gravures et qui inspire ses portraits est Rembrandt. Il nous disait qu’en plus de l’admiration due au génie, il savait gré à Rembrandt d’avoir été le premier à peindre les Juifs tels qu’ils étaient, sans le trait de caricature ou le portrait à l’antique, image fantasmatique du Juif que l’on rejette hors du monde.

Le besoin de dire en peinture fut si pressant pour Celnikier qu’il commença de peindre et de dessiner dès la fin de la guerre. Je voudrais citer une toile de 1955, maintenant au Musée Yad Vashem à Jérusalem, intitulée Ghetto, où les personnages se détachent sur un fond sans profondeur, une blancheur vertigineuse mangée peu à peu par une obscurité inquiétante. Un homme dans la force de l’âge et une femme plus très jeune relèvent un corps désarticulé, pendant qu’un enfant, tourné vers un possible spectateur incrédule, nous noie d’un regard éteint. Lui à qui l’on a volé l’enfance, témoigne devant les enfants qui défileront devant lui.

Dans ce tableau du Ghetto, qui retrouve la composition de certaines «Mises au tombeau», tous sont encore ensemble : hommes et femmes, parents et enfants, jeunes et vieux, déjà entamés par la destruction mais encore humains, pas encore anéantis par l’obsession nazie qui sépara les sexes et les générations pour éteindre toute vie possible ou réelle.

Isaac Celnikier nous a raconté que les événements antisémites de 1968 en Pologne, qui coïncidèrent à peu près avec un long séjour qu’il fit en Israël, hâtèrent en lui la décision de travailler sur l’extermination des Juifs; cet évitement de vingt-cinq ans céda face à la réalité. Il entreprit alors diverses suites de gravures sur la Shoah, dont la Mémoire Gravée ne forme qu’un extrait. Elles plongèrent l’artiste dans la confrontation avec les étapes de l’enfer : tortures, humiliations, transports, sélections, exécutions, révoltes et massacres.

D’emblée, Celnikier choisit sa représentation et elle ne le quittera plus : lui, le portraitiste patient, remplit chaque gravure des hommes et des femmes assassinés collectivement.

Réinterprétée, réappropriée, on lit en filigranes la série des Désastres de la Guerre de Goya, mais aussi les grandes œuvres Tres de Mayo et Dos de Mayo. Cette référence abonde en sens : elle est un hommage à l’œuvre d’art qui perpétue la mémoire des horreurs de l’insurrection espagnole comme, plus tard, Picasso immortalisera les atrocités de la Guerre d’Espagne. Isaac Celnikier vous le dira peut-être : Guernica est pour lui une œuvre emblématique de l’art de la mémoire. Mais je devrais ajouter que, dans l’œuvre gravée, ses sources formelles sont en même temps le sens : les clairs obscurs qui structurent chaque planche sont des leçons de ténèbres, une méditation sur l’insondable, sur l’homme.

Il aura fallu plus de quarante ans pour qu’enfin Isaac Celnikier affronte en peinture son souvenir de la maison des morts. Pour le triptyque de Birkenau, Isaac Celnikier trouve une palette nouvelle, un rapport de couleurs qui est travaillé comme les grisailles et une composition formelle qui supprime l’espace autour des corps pressés jusqu’à leur dernier souffle. Comme dans les Fiancées Juives, il n’y a pas de modèle, pas de paysage, pas de décor, mais les hommes, les femmes, rien qu’eux, absents au monde.

Laurence Sigal, née en 1958 à Paris et diplômée de l'École normale supérieure, a été professeur de philosophie à partir de 1983 avant de jouer un rôle clé dans la création du Musée d'art et d'histoire du judaïsme en 1988. Elle a dirigé le développement de son programme muséographique et de sa programmation culturelle et pédagogique jusqu'à fin 2017.