Elisabeth de Fontenay

Sur l’œuvre d’Isaac Celnikier, 1989

Comment parler de l'œuvre d'Isaac Celnikier alors déjà que les mots manquent pour rendre compte dignement, sans fausse monnaie métaphorique, de ce qui s'inscrit par le dessin et la couleur, de ce qui a lieu dans une pâte et sur une toile, alors que de surcroît, les scènes que figure le peintre transgressent le caractère irreprésentable de la déshumanisation et de l'extermination?

S'attacher à souligner l'art du créateur, ne serait-ce pas traiter avec bien de la désinvolture, l'hallucinante réalité qui, faute d'avoir englouti l'homme, l'habite désormais et le réquisitionne ? Mais s'attacher à rappeler avec insistance la vérité historique évoquée et métamorphosée, ce serait à l'inverse mettre entre parenthèses ce qui, dans un atelier ou dans une exposition, constitue l'unique événement : cette œuvre singulière, vouée à la pérennité et à l'universalité, ces œuvres que la mémoire n'aurait pu produire sans l'aide des mains et des yeux, et qui matérialisent la présence, aussi obstinée que précaire, du passé.

Telle est donc la contradiction dont pâtit celui qui est attendu au tournant de l'écriture, telle est son hésitation quand il pénètre dans le lieu peuplé par l'insomnie fertile d'Isaac Celnikier : il se sent observé tandis qu'il regarde les toiles monumentales et secrètes, il se sait questionné tandis qu'il feuillette les minutieuses et implacables gravures : par les morts qui sont là, pris sur le vif de leurs derniers jours, et par leur interprète qui croit tout de même à la possibilité d'exprimer et de communiquer, non parce qu'il est juif, mais parce qu'il est un artiste.

Aussi averti que l'on soit, par naissance ou par connaissance, au sujet des réalités de ce temps-là, il y a tout de même encore parfois des choses qu'on vient à apprendre, et l'on comprend alors que, les ignorant, ou ne les concevant pas assez clairement, c'est comme si l'on n'avait à peu près rien su. Ainsi posais-je à Celnikier une question concernant des personnages figurant dans l'un de ses tableaux. Et il me répondit que, lorsqu'il représentait des hommes et des femmes, c'était - encore - le ghetto, et quand il représentait seulement des hommes c'était - déjà - le camp. Et il m'expliqua ce que mes yeux inexpérimentés n'avaient pas immédiatement perçu. Evoquant les deux moments successifs du processus d'extermination, il a peint, puis gravé le ghetto mais le camp, jusqu'à aujourd'hui du moins, il a seulement pu le graver. Dans le ghetto, en effet, persiste la tendresse des couples destinés à la séparation, la douceur des corps pourtant terrorisés, la plénitude de la vie, fût-elle mourante, et souvent la couleur, sombre certes, mais lumineuse. Alors que dans le camp, s'est installée l'abstraction de la mort administrée, l'utopie de la séparation des sexes, et le noir sur gris de l'eau forte, avec parfois cependant la lueur colorée d'un instant de révolte. Et ce que Celnikier dit, quand on lui demande d'expliquer le passage dans son oeuvre de la peinture à la gravure, c'est que ce tournant dans sa thématique et dans sa technique a coïncidé avec les persécutions antisémites de 1968 en Pologne.

C'est alors seulement que le peintre osa commencer à tracer le souvenir d'Auschwitz. Pour me garder de phraser sur la « catastrophe », et de chercher la consolation d'un sens même esthétique, je ne puis que risquer ici quelques notes, et inviter à partager des impressions fulgurantes et durables :

Cendres

Le peintre, au centre du tableau, subit le sort commun mais semble se transfigurer : aussi surgit-il, étonnamment intact et couronné d'une splendide chevelure jaune. Tous ceux qui sont là viennent vers lui comme vers un futur survivant qui ne désertera pas la communauté de ceux qui étaient tous destinés à mourir. Une femme, qui a l'air de témoigner et demande qu'on fasse appel, tient un homme affaissé contre elle. Ils sont nombreux et l'on dirait qu'ils n'attendent pas seulement leur fin, mais un mot. Eux-mêmes ne savent pas lequel.

Kaddisch

Couples, couples vieux et jeunes. Yeux écarquillés et yeux fermés, s'entreregardant et regardant l'infini. Corps, bras levés devant la sommation mortelle, corps remembré dans le recueillement du taleth. Et une étoile, secret trésor, promesse de néant.

Judith

Elle tue un Allemand. Elle s'expose au milieu d'une sorte de noeud humain. Tout près d'elle, sous le motif qu'elle forme, une femme crie, qu'on n'entend pas, et un homme aussi, atrocement. Il y a le vert de l'uniforme et le rouge du sang, mais ils tendraient presque à se confondre. Quant au ciel, il est jaune, parce qu'un Juif se révolte. Mais il n'y a pas de haine et le geste de Judith, très peu spectaculaire, apparaîtrait presque comme maternel. Elle anéantit un instant le mal, elle n'a pas l'air d'en vouloir à l'Allemand. Un visage domine ou plutôt embrasse la toile, un visage rayonnant de bonté, d'intelligence, de culture européenne, comme celui de Janusz Korczak que le petit Isaac Celnikier a bien connu jadis, à Varsovie.

Ghetto avec l'ange

Le Ghetto à l’ange (variante), 1961 (collection Yad Vashem)
Le tableau est fait comme d'un seul geste. Alors, puisque c'est un Juif qui peint des Juifs, l'Allemand lui aussi est entraîné dans la quête innocente du trait, pris dans la coulée de la douleur incompréhensible. Une femme se présente de dos. Un homme la tient enlacée, la main de l'homme sur les cheveux de la femme, la tache noire de la tête dans le creux de l'épaule. Et par dessus tout, un ange, l'ange de Celnikier, bleuté, sublime, un ange sans qu'on se demande pourquoi.

Massada

A été peint beaucoup plus tard, au moment où l'urgence de graver les camps tétanisait le burin du peintre. Les jaunes et les bleus resplendissent, les assiégés vont mourir mais sont encore pleinement vivants, glorieux. Dans le ghetto de Bialystok aussi il y eut des suicides - des familles entières -. La lumière de Massada les cite, pudiquement.

Jour de révolte

Montre la fidélité de ceux qui n'ont plus rien à perdre. Rien à perdre, vraiment ? Ce n'est pas sûr. Car le Juif qui poignarde l'Allemand, ressemble à Judith : même peuple, même tradition. C'est à son corps défendant qu'il défend l'honneur du corps humain. Sa force semble navrée.

Et puis il y a l'oeuvre gravé d'Isaac Celnikier. Il fallait que la couleur disparaisse presque tout à fait dans les productions de l'ultime remémoration comme elle avait, malgré les printemps et les automnes si beaux de la campagne polonaise, abandonné la vie de ces enfants d'hommes qu'on vouait maniaquement au néant. Isaac Celnikier a gravé, comme s'il les « croquait », les jours de la mort, la quotidienneté des heures, des minutes et des secondes, la précision des rites exterminateurs. Et l'on prend presque peur quand on se rappelle que cette exactitude patiente du trait résulte de l'effort infini de représentation accompli par un captif qui retourne sans cesse à l'aveuglante lumière de la clôture, afin de s'y brûler avec les siens, et de saisir, sans main mise mais sans euphémique flou, les intervalles immobiles et les incompréhensibles postures d'une éternelle agonie. Non qu'il croie ainsi les délivrer, ou qu'il veuille par cette répétition se libérer, mais afin de veiller et de prier, dans l'élément qu'est la matière et dans le dénuement de l'intransmissibilité.

Monotonie de l'entaille, monotonie des scènes aux titres dérisoirement pittoresques : La soupe allemande, Zum Bade, Arrivée à Birkenau, Retour des torturés, Enlèvement du corps, Que notre sang retombe sur eux, Nuit du départ, Korczak et les autres. Et cet Exode d'Auschwitz, pietà juive sans promesse de résurrection, dont la construction, noblement austère, cite, par une litote, la détresse qui n'est plus celle d'un homme-Dieu mais celle de tout un peuple. Il y a aussi des gravures qui représentent le ghetto : la plus difficile à soutenir par le regard Absalom, Absalom est celle qui montre une scène naïve du bon vieux temps : un cheval attaché à une charrette et des enfants : les vivants sont si hâves et tristes que l'oeuvre rappelle Le chevalier et la mort de Dürer. Mais quand la pointe-sèche s'attache à retracer le camp, alors c'est comme un Piranèse et des Prisonsoù toute architecture se serait cependant évanouie. Car de gravure en gravure s'enroule et se déroule l'infini d'un fil de fer tellement indéchirable, tellement arachnéen qu'il strie continuement formes et fonds, pénètre ce qui subsiste des pauvres corps, les pénètre à force de les emberlificoter dans la menace mortelle de son électricité. De l'entrelacs systématique et fou de ce grillage émergent les méplats qu'on voudrait embrasser. Moins des visages peut-être désormais, que des faces. Qui ose ainsi contempler l'humanité face à face, sinon celui auquel l'artiste a donné ce droit, en le suppliant d'en user ?

Sa double vulnérabilité d'artiste et de survivant a conféré à Celnikier le pouvoir de restaurer l'humanité et le monde au-delà de leur défiguration, à moins que ce ne soit en deçà. La force plastique, infiniment bonne, analogue au don divin, apaise le chaos systématiquement ordonné par les nazis, et elle le fait sans tenter de rompre, par de belles formes, l'insoutenable corrélat de la souffrance et de la méchanceté. Ici encore, il faut se contenter de quelques notes si l'on veut approcher ce qui est le redoublement d'une énigme : comment l'extermination a-t-elle pu avoir lieu et comment Celnikier a-t-il pu, sinon la peindre, du moins peindre et graver à partir de la mémoire qui l'assiège ?

D'abord le jaune quand parfois il éclate, comme une révolte, dans la gravure Lutte. Oui, je sais, ce sont plutôt le rouge et les sons de la trompette que ce verbe ordinairement métaphorise. Or, d'une manière peu ordinaire, les jaunes du peintre éclatent, comme la lueur de l'étoile et le son du chofar, au milieu des couleurs sombres et au sein de la pâte lourde. Le maître de Celnikier, c'est bien Rembrandt, car un clair obscur savant charpente plans et volumes, bravant la dislocation fatale.

Ensuite, la représentation des corps. Décharnés, unis dans de puissantes mêlées ou par de rigoureux et tendres enlacements - je parle ici des toiles - ils témoignent de toutes les tortures mais n'expriment jamais l'avilissement : défaits, sans défense, innocents comme les animaux dans l'oeuvre de Chagall, ils sont maintenus intacts dans l'éternité vive de leur cri et comme sauvés par cet immémorial être ensemble qui les voue cependant à l'extermination.

Enfin les visages. Quand je lui en ai parlé, Celnikier m'a dit: « Les Allemands reconnaissaient les visages juifs à un message que nous portons malgré nous ». Je ne suis pas sûre de comprendre en quoi pourrait consister la réalité d'un tel message. Mais je sais que le peintre qui a restitué le ghetto et celui qui a évoqué les camps, nous a donné à voir, d'un seul coup d'oeil et avec l'âme tout entière, la diversité merveilleuse et la ressemblance mystérieuse des visages juifs.

Comme en un dernier combat, celui de la mémoire inscrivant ses traces contre la préméditation qui cachait dans le crime même le mensonge sur le crime, Isaac Celnikier a fini par peindre Birkenau (Triptyque 1989).
A gauche, L'arrivée des hommes, à droite, L'arrivée des femmes, au milieu, Ce qui arrive. Le peintre a dû inventer des couleurs qui ne sont plus de la couleur, pour évoquer ce système qui faisait en sorte que les hommes ne soient plus des hommes. C'est humainement cependant, que des êtres se penchent, pour les rejoindre, vers les corps qui s'effondrent, têtes à l'envers. Et ces visages, sur le panneau de gauche, qui commencent à subir en quelque sorte un devenir animal, ne sont aucunement privés pourtant de ce regard qui interrogera jusqu'à la fin des temps sur ce qui est arrivé. A droite, du côté des femmes, il y a un groupe qui ferait penser à un tableau de Léonard de Vinci, La Vierge, L'Enfant et Sainte Anne. Mais c'est un Vinci de l'absolue déréliction : trois femmes, trois générations qui s'affaissent en cascades : ce qu'on a fait de la profuse généalogie juive. Quant au tableau central, je ne puis en dire que ceci : ils demandent à en finir en même temps qu'ils ne se soumettent pas. Ici, le peintre Celnikier, comme l'écrivain Primo Levi, révèle une vérité inaccessible aux historiens, et qu'il faut contempler avec humilité.

Une telle oeuvre ne saurait se laisser réduire à un témoignage, et l'on peut admirer, avec une joie mêlée de douloureuse reconnaissance, cette endurance de l'art qui empêche le travail du deuil d'opérer la médiocre métamorphose d'une réconciliation avec le réel. Toiles et gravures parviennent à montrer, sans aucun idéalisme, l'indéfectible humanité de ces êtres qu'on entreposait, transportait et « traitait » comme des déchets bio-dégradables. Car ce ne sont plus des suppliciés que donne à voir le peintre, ni même des Juifs, mais simplement des bien-aimés qui sont morts assassinés. Et pourtant, les visiteurs qui viennent et voient les gravures et les peintures de Celnikier comprennent que celui qui a dit « l'amour est plus fort que la mort », n'a vécu ni pendant, ni après ce temps-là.

Élisabeth de Fontenay, née en 1934, est une philosophe et essayiste française profondément engagée dans l'étude de la question juive. Elle a exploré cet aspect à travers ses écrits et son enseignement en philosophie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Sa conversion au judaïsme à l'âge de 22 ans a fortement influencé son parcours intellectuel et ses recherches. Elle a abordé des thèmes comme l'identité juive dans la philosophie, notamment dans son ouvrage sur Karl Marx, et a présidé la Commission Enseignement de la Shoah de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. De Fontenay a également contribué à la réflexion sur la Shoah et son héritage culturel et éthique dans le contexte contemporain.