Denis Milhau

Exposition au musée des Augustins, Toulouse, 1991

Isaac Celnikier est l'un des rares survivants du ghetto de Bialystok, un des rescapés des camps nazis, puis de l'oppression stalinienne et d'une déstalinisation dont on sait aujourd'hui l'imposture. Son oeuvre en porte la trace brûlante; elle en est la preuve éloquente. Pourtant Celnikier n'est pas un témoin, qu'un témoin qui, malgré sa douloureuse implication personnelle dans ce qu'il montre, ne le montrerait que comme un spectacle extérieur, en se dotant d'un point de vue esthétique et moral.

Le philosophe américain Arthur Danto rappelait récemment que rien n'est plus déplacé que de se servir de l'artistique et de l'esthétique pour prendre une distance imageante devant les réalités inacceptables et que dans des situations inhumaines et atroces, il ne s'agit nullement d'en produire de belles visions, aussi édifiantes et morales qu'elles soient, et il précisait qu'« en de telles circonstances il convient plutôt de se demander que faire. Pour des raisons du même ordre, je pense qu'il existe des choses auxquelles il serait presqu'immoral de donner une représentation artistique, précisément parce qu'ainsi elles seraient mises à distance, ce que, du point de vue moral, il conviendrait justement de ne pas faire ». Or l'oeuvre d'Isaac Celnikier ne repose aucunement sur une telle conception illustrative de distanciation à son objet, pittoresque et apitoyante, mettant son motif à distance d'un regard appréciateur et objectif : l'oeuvre de Celnikier n'est pas objective et distanciatrice, elle est une véhémente mise en présence, une remise éternelle en mémoire, personnelle, subjective et engagée, d'un homme qui affirme avoir été le témoin, l'acteur, la victime de ce qu'il montre, et, qu'en le montrant, il a créé sa survie et sa dignité d'homme, comme il appelle tous ses frères à s'assumer dans leur dignité et leur survie d'hommes. Il ne s'agit pas d'un témoignage mais d'une remémoration dont l'expression, créée dans le feu de l'existence qui la provoque, est la manière propre du peintre de vivre l'innommable et l'inadmissible, et, en les représentant, de faire que cette représentation soit, comme création, la pratique même de sa volonté d'homme de rester homme contre l'inhumain. Créer ce n'est pas montrer sa vie, mais la vivre dans et par cette création nécessaire et irrépressible qui, tout à la fois, montre ce qu'elle montre et le transforme, l'agit, parce que l'acte de représentation remodèle l'homme et le monde à la mesure d'une conscience.

Cela est vrai de l'insupportable dont Isaac Celnikier incarne la mémoire en de telles images, ainsi que du bonheur de l'harmonie avec les autres êtres et avec une nature qui est comme sa propre chair. A côté de ce pan dramatique et émouvant, essentiel, de son oeuvre consacrée au martyrologue du peuple juif, la peinture d'Isaac Celnikier est également, et tout aussi essentiellement, composée d'un ensemble de portraits vibrants et charnels, et d'un nombre important de paysages ou s'incrivent les expressions les plus spontanées et les plus savantes d'un rapport enthousiaste à la terre.

Si l'engagement d'Isaac Celnikier dans la peinture a été fondamentalement conditionné par son existence même, celle des ghettos, des camps, du génocide et de la désespérance, il l'a été tout autant par la conscience qu'il a eue, très tôt, que son mode propre d'être homme était d'être peintre, faiseur d'images et de représentations, quoi qu'il pût advenir de lui dans sa vie, d'une part, et par celle, profonde et intimement cultivée, des exigences spécifiques de la tradition de l'art dont il faisait sa vie, d'une autre part.

Parlant de sa formation artistique, qui débuta en fait dès qu'il se réfugia au ghetto de Bialystok, à seize ans, car il y connut de nombreux peintres, on a surtout souligné qu'il reçût, à Prague, de 1946 à 1952, l'enseignement d'Emil Filla qui avait été pendant l'entre-deux-guerres, avec Prohaschka et Kubista, le chef de l'école cubiste tchèque et l'animateur du groupe Manes. Certes cet enseignement a été important, et l'exigence d'une construction stricte et affirmée du plan est bien l'une des marques caractéristiques de l'art de Celnikier, mais on ne saurait limiter l'analyse des prémices de sa peinture à ce seul fait. Et d'abord parce que fondamentalement l'engagement pictural de Celnikier n'était pas et ne pouvait pas être de type uniquement formel et stylistique, risque certain à ne suivre que les préceptes théoriques d'un mouvement comme le cubisme tel qu'il se diffusa à travers toute l'Europe, car Celnikier, après tout ce qu'il avait déjà vécu, exigeait que l'art qu'il faisait le sien soit actif et signifiant, qu'il soit une arme de la critique et une critique par les armes de la mémoire incarnée à tout jamais. Si Celnikier, comme peintre, n'a pas pu être insensible au cubisme, aux oeuvres classiques de Braque et de Picasso, ainsi qu'aux antécédents de la partition planaire de la couleur et de la lumière chez Cézanne, il a du, surtout, porter un intérêt tout particulier aux tendances expressives et expressionnistes et aux aspirations matiéristes de toute une tradition picturale, déjà plusieurs fois séculaire, et de nombreux courants de la peinture d'Europe centrale et orientale au cours de notre premier demi-siècle.

D'ailleurs Celnikier lui-même, sans nier la part du cubisme dans sa formation, insiste sur les filiations plus personnelles qu'il reconnaît entre son oeuvre et celle de Goya et de Soutine. En 1976, Haïm Gamzu nous remémorait justement des propos du peintre où il affirmait que, tout en restant en communauté d'expression avec Picasso, Giacometti, Nicolas de Stael et Germaine Richier, il éprouvait à coup sûr une attirance plus grande encore pour Le Greco, Rembrandt et Goya. Toutes ces références dites et assumées par Celnikier renvoient à des oeuvres où la rectitude de composition soutient et sous-tend une expressivité exacerbée dans la mesure même où la véhémence charnelle et turbulente de la matière colorée se fait corps et écriture d'une signification qui s'ordonne dans le bouillonnement de sa propre matière malaxée.

Les toiles les plus anciennes exposées ici, peintes en Pologne dans les années cinquante, montrent à l'évidence cette exigence de l'organisation quasi géométrique du plan, mais aussi, même si leur matière et leur écriture restent économes et discrètes, cette aspiration à faire sourdre les figures, les corps et les formes, par la lumière de leur matière figurante. Les grands nus, synthétiquement appliqués sur le plan de la toile grâce à une circonscription et une délinéation larges et fermes, se découpent sur leur fond d'une tonalité de saturation et de valeurs identiques à ceux des corps, et qui donc, plus qu'un fond, se présente comme matière et plan d'émergence du corps qui s'y inscrit, s'y imprime, s'y intègre. La très émouvante esquisse du Ghetto, étude pour la grande composition maintenant au Yad Vashem de Jérusalem, Musée du martyrologue, si elle peut faire penser, par sa construction rythmique et sa lumière spatiale, à certaines toiles de Picasso de l'après-guerre, s'impose surtout par son aspect de travail subtil, dialectique, des matières comme équivalents de la lumière des corps affleurant dans la lumière qui est le milieu et le matériau de leur apparition.

C'est que, dès cette époque, le matiérisme de Celnikier n'était pas une technique formelle, théorique et dogmatique, tenant à une conception stylistique et à une doctrine absolue de la pure matérialité du tableau, réduit à n'être qu'une simple surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées, pour reprendre la célèbre formule de Maurice Denis, et cela indépendamment de tout sens et de toute expression. Il s'affirmait comme forme et corps d'une représentation, comme essence de la création d'une représentation active du rapport au monde et à la vie, vivre pouvant consister à créer cette représentation qui profère avec véhémence ce qu'il en est du monde et ce qu'il en est d'être au monde, debout malgré tout.

La matière même de l'image créée de l'homme, dans l'expression de son drame, de son extermination sans cesse vaincue par cette création, est la matière de toute création et, pour l'homme, créer c'est justement transformer la matière pour produire l'image de sa propre représentation dans sa vie, par sa vie. Chez Soutine, chez Chagall, chez Celnikier, la transgression de l'interdit de la figure de l'homme fait du peuple de cet interdit le peuple le plus à même de se livrer à cette transgression parce qu'il est le peuple en qui s'incarne l'indicible, l'innommable et l'impensable de l'extermination de l'homme, image de Dieu ; ainsi la représentation de la dignité et de la survie de cette image de Dieu n'est pas le blasphème mais, bien au contraire, la remémoration pour toujours que l'homme n'est homme que quand il lutte contre le blasphème qu'on lui inflige : l'homme, image mutilée, sacrifiée, vouée à sa mort, mais sans cesse renaissante dans sa volonté de se recréer au plus profond et au plus obscur de son martyre, de survivre en son image recréée, qui se fraye sa voie et sa survie dans les tortures et les transformations de la matière, sa chair, son sang, sa vie.

Ici la peinture est comme l'acte viscéral d'être au monde et ses oeuvres s'érigent en mémoire matérielle, en cet être-là que la vie perpétue dans les autres alors qu'elle nous est arrachée. Comme Malraux le fait dire à Picasso, seules les idoles cycladiques nous font savoir que ces petits bonshommes des Cyclades ont vécu : seules restent les oeuvres créées par les hommes, et il est essentiel que leur vie dans les siècles à venir soit justement cette mémoire vivante et active qui perpétue et renouvelle la conscience de la dignité d'être homme, quoi que ce soit que l'homme se voit infligé. Le célèbre astrophysicien Hubert Reeves a dit un jour que c'était un bonheur que l'homme ait été là pour prendre conscience de l'extraordinaire création qu'est l'univers, sous toutes ses formes, même catastrophiques. On peut penser qu'il en va de même pour cette fonction expressive de représentation et de mémoire active que s'est assignée Isaac Celnikier, peintre juif polonais dont la vie est cette pratique implacable et lucide de représenter sa vie pour que tous les autres aient, chacun à son créneau et à sa manière, cette même exigence de lucidité implacable, intransigeante dans ses condamnations, enthousiaste dans ses émerveillements, toujours sensible à un monde si extraordinaire dans sa tourmente et qu'il faut vivre dans sa tourmente.

Elisabeth de Fontenay, André Schwartz-Bart et Pierre Restany ont dit, par ailleurs, ce qu'il en est, pour nous tous, et au plus profond de sa signification iconographique et picturale, de ce cri sans cesse incarné par les grandes compositions peintes et gravées qui proclament le témoignage charnel de l'holocauste et du martyrologue, qui figurent l'irreprésentable parce que, justement, seul l'art ainsi conçu peut réaliser cette mémoire impensée, impensable, mais nécessaire ; mais il faut aussi sentir à quel point la même passion et le même acharnement de peindre animent Celnikier lorsqu'il chante son hymne au réel et à la vie, dans un incoercible besoin de montrer qu'il a vu et aimé d'autres êtres, qu'il a vu, aimé et décortiqué avidement les inextricables écheveaux minéraux des paysages alpins, les strates rocheuses et lumineuses des éblouissantes étendues de déserts décharnés, les frondaisons humides et touffues des forêts montagnardes, les innombrables impressions d'un monde matériel et visuel, chair de sa vie et de son enthousiasmante volonté d'en témoigner, d'en dire qu'il fût là pour le voir et que le voir c'était le vivre en le formulant, en laissant cette image singulière de son frémissement vécu.

Les portraits et les nus de Celnikier, dans leur matiérisme expressionniste exacerbé, chantent toujours un émoi psychologique et charnel qui répond à son émerveillement constamment renouvelé devant les visages et les corps familiers. Il les réincarne sans cesse par une application violente et spontanée de la matière chromatique spatulée sur la toile, en tons purs qui sculptent la surface. L'image de la femme, faite de main d'homme, se moule dans la matière et y affleure comme la " vera icona " du Christ sur le voile de Véronique, signe imprescriptible et ineffaçable d'une existence aimée, amoureusement regardée, amoureusement réitérée pour toujours, mémoire des sens. Car l'attachement viscéral de Celnikier à fixer à jamais l'instantanéité et l'authenticité de l'émotion spirituelle et charnelle à la figure vivante dans une matière malaxée au rythme du regard, témoigne de cette exigence de mémoire qui fait de ce peintre un peintre de l'inoubliable saisi, sauvé et pérennisé.

Avec le paysage, la familiarité avec les motifs, indissolublement liée à l'innocence à tous moments renouvelée du regard, revêt, plus encore, cette volonté d'immortaliser ce qui est fugace, dans le fait apparemment contradictoire qu'elle porte sur des motifs durables, sinon éternels, mais dont l'existence objective et objectable se transforme continuellement grâce à l'émotion éphémère et perspicace de la vision du créateur. Sans cesse, à Venise, en Israël, dans les Pyrénées ou en Provence à Sainte-Agnès, devant les mêmes rochers, les mêmes montagnes, les mêmes frondaisons, les mêmes architectures, avec la même opiniâtreté à signifier fiévreusement sur la feuille ou sur la toile, le lacis constructif des graphismes modelés dans la matière picturale et modelant cette matière de couleurs enchevêtrées, Celnikier profère gestuellement, toile après toile, gouache après gouache, dessin après dessin, son même éblouissement à dire que le même est toujours autre. Comme dans les séries des "meules" ou des "cathédrales" de Claude Monet, la dynamique du temps du sujet s'inscrit, précaire mais éternisée, dans l'aire et le champ d'une image dont la matière et la facture fixent à jamais le bouillonnement immuable.

L'insaisissable, l'inoubliable fugitif, l'insupportable et l'irreprésentable deviennent l'objet même de la peinture. Mais au prix d'un colossal effort pour aborder l'écart entre le réel et le pensable, et, plus encore, pour aborder et affronter l'horreur dont la mémoire est nécessaire et incontournable et qu'il ne faut, pourtant et en aucun cas, transformer en pittoresque ni esthétiser.

On l'a souvent remarqué, Celnikier a pu, dès les années cinquante, produire de grandes compositions peintes sur le ghetto, mais il n'avait pu confier qu'à la gravure, jusqu'à ces toutes dernières années, son expression de l'horreur des camps nazis, et ce n'est que tout récemment qu'avec le triptyque de Birkenau et de grandes compositions qui en découlent, Celnikier témoigne que le peintre égale le graveur pour ce qui est de cette mission propre au créateur d'images d'être celui par qui, aussi inimaginables qu'elles soient, la mémoire et la conscience demeurent en ces représentations dont la beauté consiste à maintenir à jamais la vision de l'inoubliable et que pourtant l'imaginaire refuse. Sans doute était-ce que si la nature propre de la gravure, fondée sur l'interaction des noirs et des blancs comme simulacre de l'apparence lumineuse du monde, paraissait à l'artiste propice à l'expression de ce monde ténébreux mais familier, oppressant mais quotidiennement partagé, épuisant mais solitaire, qu'est celui du peuple juif dispersé et isolé mais fier de son refermement sur lui-même, comme Rembrandt déjà l'avait sublimement formulé en gravure, en revanche la conquête des mêmes effets expressifs dans la matière de la peinture, surtout pour formuler quelque chose de plus impensable encore que ce qu'avait été la geste juive jusque là, exigeait du peintre une plus longue maturation de sa pensée même de la formulabilité imagée de l'informulable, et une assurance plus grande et plus intériorisée dans l'habileté et la virtuosité technique à manier la matière colorée ; habileté et virtuosité qui, à cet égard, ne sont pas de l'ordre esthétique et stylistique, mais de celui de l'individualisation, de la personnalisation expressives de l'acte de transformer la matière de la peinture en cette chose signifiante singulière et originale qui, pour aujourd'hui comme pour les temps futurs, incarne une vérité autrement indicible.

Dans les gravures, les ténèbres des encres envahissantes encerclent les éclairs des figures souffrantes et torturées qui les percent et les strient, et elles tentent d'assourdir les lueurs blémissantes des espoirs acharnés de la vie se faufilant opiniâtrement à travers la mort corrodante. L'ombre léthale, depuis les noirs les plus obscurs jusqu'aux lacis les plus subtils de pénombres griffées à fleur du grain du papier, ronge les lumières qui pourtant, coûte que coûte, tentent de repousser la nuit oppressante et la minent. La vie perce dans la mort qui l'étreint parce que la lumière transperce la masse charbonneuse qu'elle infiltre, aussi faiblement que ce soit, avec la volonté maintenue de renaître de ce qui l'étouffe. Aube sans cesse conquise et reconquise, aurore inquiétante et angoissante toujours à regagner sur l'envahissement des ténèbres. La lumière comme une écume fragile frise sur le déferlement du chaos opaque qu'il lui fallût traverser et gravir pour sourdre et tenter de s'épanouir. La lumière nie la ténèbre qui la détruit parce qu'elle naît d'elle et contre elle. Vivre c'est toujours tenter de vivre, survivre et revivre, de renaître contre la mort et la nuit inéluctables.

Mais dans la gravure la lumière culmine souvent, sinon toujours, fut-ce parcimonieusement, dans la pureté immaculée du blanc du papier, lacis vacillant mais éclatant, ménagé, même imperceptiblement, dans la masse et la superposition des noirs entrelacés et enchevêtrés qui forment l'épaisseur et le corps substantiel de la nuit où se fraye le réseau du sang de la lumière de la vie. Pour la peinture, un tel contrepoint de la pureté lumineuse du blanc et des matières des ombres et du noir doit se transposer au plan d'une dialectique complexe, fougueuse et rageuse, de l'écriture tactile et matérielle de la pâte picturale colorée, où les teintes et tonalités incarnent la lumière et les valeurs sans pouvoir jouer du même type de contrastes que dans la gravure. Les oppositions et rapports de tons, mais aussi la qualité de matière de la pâte qui les porte, onctueuse ou sèche, filée ou plaquée, brossée ou maçonnée au couteau, épaissie ou creusée, mais encore les gestes de cette écriture et de cette application, les outils employés pour ce faire, tout cet ensemble tisse un labyrinthe de matière chromatique qui déstructure, brouille et embrouille l'image convenue attendue en une texture touffue d'où émerge cependant, forte et complexe, une représentation construite qui chemine dans les entrailles de la matière figurée et de la matière figurante, et qui se guide sur le réseau d'un graphisme sculpté dans cette matière même et qui forme l'armature figurative de cette texture.

Ce graphisme de matière colorée circonscrit abruptement des éléments des contours, des silhouettes et des formes, tout autant qu'il délinée, en relief ou en creux, des accidents des formes ou des qualités des formes, graphisme qui, comme l'ensemble des qualités tonales et chromatiques, transpose les accents de lumières ou les plages et crevasses d'ombres sans que les valeurs illusionnistes du clair et du sombre soient prises en compte et représentées, puisqu'en une telle texture matérielle et graphique toutes les tonalités et toutes les formes de la pâte picturale se valent à cet égard. Le "clair-obscur", apparent et si prenant, n'est plus un système de valeurs lumineuses gradué ou dégradé, mais la trituration même de la matière chromatique, même si, comme dans le triptyque de Birkenau, cette matière tend à la décoloration, à un faux camaïeu rageur et exaspéré, comparable, toutes choses égales par ailleurs, à certaines texturologies de Jean Dubuffet ou à certains palimpsestes désespérés de la série de Otages de Jean Fautrier. Certes bien des oeuvres sont de caractère sombre, d'autres sont plus éclairées, voire plus éclatantes, d'autres encore tendent à un sourd bichromatisme lugubre alors que d'autres tirent vers un bariolage plus large ou plus entrelacé, mais, en toutes ces oeuvres de Celnikier, c'est ce travail de la texture, malaxée et écrite à vif de sa matière, qui organise le plan en une figuration où, malgré l'évidence des formes, la certitude de la représentation et la prégnance incontournable du sens, la traditionnelle opposition des figures et du fond, de la forme et de l'espace qui la contient, disparaît au profit de la pratique figurante d'une matière homogène où l'espace du tableau est un continuum imageant dont les figures ne sont pas des choses qu'il contiendrait mais sa propre dynamique. Cela reste vrai même dans le cas de certains portraits sur fonds unis, car ces fonds, dans leur abstraction et leur brutalité même, dénient tout réalisme illusionniste de la représentation de l'espace comme contenant et s'affirment comme espace de figuration propre à la représentation portraiturale et non comme reproduction d'un espace contenant d'une représentation elle aussi reproductrice et contrainte par cet espace-décor.

Dans la peinture d'Isaac Celnikier, la figuration émerge du geste de l'application de la matière figurante, comme, dans sa gravure, la lumière est le cheminement de la réserve patiente et harcelante de la lumière du blanc dans, par et contre l'accumulation graphique, faite de mille et mille entailles des burins et ciseaux, pour faire du noir, des noirs, la matière de la lumière en filigrane. Aussi bien Celnikier suit-il avec une attention extrême le tirage de ses gravures dont chaque épreuve n'est acceptée que si elle conserve et restitue, dans la minceur du passage de la couche d'encre, toute l'épaisseur, la densité et la substantialité lumineuse de son propre travail en creux : la matière encrée pénètre toute la matière gravée en réserve et va s'ancrer sur le grain du papier avec une minceur calculée dont la transparence, l'opacité ou la translucidité intermédiaire doivent restituer la chair des ombres et de la nuit d'où émerge la figuration ; et, dans l'éblouissante candeur des blancs, si réduits qu'ils soient, la lumière sera le sens et le fruit de ce travail.

Il faut donc à la peinture conquérir, dans sa matière et son épaisseur même, la force de cette lumière née de l'écheveau de sa substance. A la virtuosité de son maniement, à la fois réfléchi et impétueusement spontané, s'ajoute l'exigence de la lucidité de ce qu'en cette pâte chromatique opaque on saura formuler et informer le sujet et sa lumière, celle-ci ne serait-elle que l'ombre et les ténèbres étouffantes.

L'évolution de la peinture d'Isaac Celnikier et le point où elle en est aujourd'hui, avec l'ensemble de Birkenau, sont les témoignages les plus émouvants de cette conscience et de cette exigence d'un homme et d'un peintre.

Denis Milhau (1933-2016) a été conservateur en chef du musée des Augustins à Toulouse et a marqué sa carrière par la modernisation du musée, l'enrichissement de ses collections, notamment en art contemporain, et l'organisation d'expositions importantes. Diplômé de l'École du Louvre, il a également joué un rôle actif à l'École en tant qu'adjoint au directeur des études.